Une petite robe de
fête
Christian Bobin
Voici une histoire d'amour semblable en tous points à celle que j'ai vécue avec Manon. Une rencontre qui change la vie, une jeune femme qui vient illuminer l'existence quand on s'y attend le moins. Une histoire d'amour, des sentiments magnifiés par la prose d'un auteur exceptionnel. Et puis le départ, inéluctable. Des espoirs qui s'écroulent, une vie à redécouvrir...
Il n'y a pas un mot de ce texte fabuleux dans lequel je ne reconnais pas mon histoire avec Manon.
Il n'y a rien en nous. Il n'y
a personne. Il n'y a en nous qu'une attente sans couleur et sans forme. Elle n'est
l'attente d'aucune chose. Elle est en nous comme de l'air mélangé à de l'air. Elle ne
ressemble à rien, sinon peut-être à l'extrême pointe d'une lassitude. Cette attente
n'a pas toujours été là. Nous n'avons pas toujours été rien, personne. Dans l'enfance
nous étions tout et dieu n'était qu'une part infime de nos domaines - quelque chose
comme un brin d'herbe dans un pré. C'est avec la fin de l'enfance que l'attente a commencé. C'est après notre mort que nous avons commencé à attendre. On fait quelques pas hors de l'enfance, puis très vite on s'arrête. On est comme un poisson sur le sable. On est comme celui qui piétine dans sa mort, un adulte. On attend. On attend jusqu'à ce que l'attente se délivre d'elle même, jusqu'à l'équivalence d'attendre, de dormir ou mourir. L'amour commence là - dans les fonds du désert. Il est invisible dans ses débuts, indiscernable dans son visage. D'abord on ne voit rien. On voit qu'il avance, c'est tout. Il avance vers lui-même, vers son propre couronnement. Ainsi vous ai-je vu avancer dans la poussière d'été, toute légère dans votre robe toute blanche. Celle qu'on aime, on la voit s'avancer toute nue. Elle est dans une robe claire, semblable à celles qui fleurissaient autrefois le dimanche sous le porche des églises, sur le parquet des bals. Et pourtant elle est nue - comme une étoile au point du jour. A vous voir, une clairière s'ouvrait dans mes yeux. A voir cette robe blanche, toute blanche comme du ciel bleu. Avec le regard simple, revient la force pure. Dans le moulin de ma solitude, vous entriez comme l'aurore, vous avanciez comme le feu. Vous alliez dans mon âme comme un fleuve en crue, et vos rires inondaient toutes mes terres. Quand je rentrais en moi, je n'y retrouvais rien : là où tout était sombre, un grand soleil tournait. Là où tout était mort, une petite source dansait. Une femme si menue, qui prenait tant de place : je n'en revenais pas. Il n'y a pas de connaissance en dehors de l'amour. Il n'y a dans l'amour que de l'inconnaissable. Je vous reconnaissais. Vous étiez celle qui dort tout au fond du printemps, sous les feuillages jamais éteints du rêve. Je vous devinais depuis longtemps déjà, dans la fraîcheur d'une promenade, dans le bon air des grands livres ou dans la faiblesse d'un silence. Vous étiez l'espérance de grandes choses. Vous étiez la beauté de chaque jour. Vous étiez la vie même, du froissé de vos robes au tremblé de vos rires. Vous m'enleviez la sagesse qui est pire que la mort. Vous me donniez la fièvre qui est la vraie santé. Du temps a passé. Des jours ont brûlé : aucune cendre sur le seuil. Nous ne nous éloignions pas du clair feuillage des origines. Comme si je n'avais cessé d'y deviner l'innocence de toutes choses, la merveille d'un Noël sur la terre. L'amour nous redonnait toujours un pur visage d'enfance, soufflant l'ombre sur nos traits. Comme si le temps n'était rien. Comme si l'amour était tout. Vous étiez comme un moineau sautillant dans mon coeur. J'apprenais les manières des grands arbres. Le moindre écart et vous vous envoliez jusqu'à ce ciel en vous, inaccessible. Et puis vous êtes partie. Ce n'était pas trahir. C'était suivre ce même chemin en vous, simple dans ses détours. Vous emportiez avec vous la petite robe de neige. Elle ne dansait plus dans ma vie. Elle ne tournait plus dans mes rêves. Elle flottait sous mes paupières lorsque je les fermais pour m'endormir, juste là : entre l'il et le monde. Le vent des heures l'agitait fiévreusement. L'orage des chagrins la rabattait sur le coeur, comme un volet sur une vitre fêlée. Qui n'a pas connu l'absence ne sait rien de l'amour. Qui a connu l'absence a pris connaissance de son néant - de cette connaissance lointaine qui fait trembler les bêtes à l'approche de leur mort. Dans la mort, le chemin devient d'un seul coup si étroit que, pour passer, l'on doit se laisser tout entier. En éparpillant tous nos biens, l'amour nous dispose à cette fin. Il passe comme une pluie de lumière au jardin. Il laisse en nous une solitude toute fraîche. C'est une connaissance calme. C'est une lumière douce dans les fins de l'été, à la tombée de l'enfance. Vous n'êtes pas cause de ma solitude. Elle dormait en moi bien avant vous. Vous êtes celle qui - pour l'avoir éveillée - lui ressemble le plus. A la fin de l'amour, apparaissent les rois mages : la mélancolie, le silence et la joie. Ils avancent lentement dans l'air bleu. Ils emmènent avec eux une couronne d'ombre, une larme d'or. Ils viennent de l'enfance. Ils pénètrent dans l'âme. Lentement. Jour après jour. La mélancolie, le silence et la joie. Dans cet ordre là, toujours : le silence au milieu, au centre. La petite robe claire du silence. Christian Bobin, une petite robe de fête |
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