Autobiographie d'un amour
Alexandre Jardin

« La plus belle des folies n'est pas d'aimer
mais de permettre à l'autre de s'aimer » (Jacques Salomé)

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Résumé - À trente-deux ans, Alexandre Rivière découvre que Jeanne, sa femme, se sent seule dans leur mariage, incomprise, saturée de rancoeurs. Bouleversé de l'avoir si mal aimée, Rivière retombe amoureux de celle qu'il pensait connaître. Mais il est trop tard ; Jeanne a trop souffert de l'aimer et ne croit plus en ses baisers. Alexandre quitte sa famille, les Nouvelles-Hébrides, son métier d'instituteur, et s'évapore brusquement.
Deux ans plus tard, Octave Rivière - son frère jumeau - débarque dans l'archipel. Il est très exactement l'homme que n'était pas Alexandre. En lui reparaît le mari de Jeanne, remanié, rectifié de tout ce qui la décourageait.
- Je désire ne jamais vous plaire, vous dégoûter de m'aimer ! lui lance-t-il dès leur première rencontre.
Par un habile marivaudage, Octave soignera toutes les laideurs qu'Alexandre lui avait laissées dans le coeur. Il soulagera Jeanne de ses culpabilités, de ses peurs tenaces, la libérera du piège des ressentiments et lui enseignera l'art de satisfaire ses propres attentes. Loin de se contenter de l'aimer, Octave Rivière lui permettra de s'aimer.
Mais qui est ce Rivière venu la délivrer d'elle-même ?

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L'amour, défaite annoncée

Où est la vraie vie ? Cette question de jeune homme, qui rejette les émotions aquarellées, ne cessait de conduire Alexandre Rivière vers les femmes. L'amour, loin d'être une récréation, avait toujours été pour lui l'unique prétexte valable pour continuer d'exister, l'un des rares opiums capables d'atténuer son pessimisme joyeux. (...)
Longtemps, la géographie des besoins de son épouse l'avait désorienté; puis, après s'être saupoudré dans des liaisons diverses, Alexandre avait admis qu'on ne rencontre les attentes d'une fille que pour trouver le vivant de la vie en essayant d'y répondre. Comme si les désirs essentielles de Jeanne, voire ses ressentiments, étaient ses plus grands maîtres à vieillir. Comme si, en touchant son dû d'intimité, sa femme le dédommageait de n'être qu'un homme.(...)

Avec ferveur, Alexandre avait donc espéré pendant sept ans que son mariage ferait de lui un mieux que lui. Il aspirait à se laver de son égoïsme, à se donner plus qu'à se prêter, à deviner les incomprises qui s'ennuyaient dans sa femme. Cette cure de vérité devait, il l'espérait lui révéler ses propres besoins, l'exonérer de la tentation d'être ordinaire et l'extirper de son existence moelleuse d'instituteur avachi sous les tropiques, aux Nouvelles-Hébrides exactement. Vers la trentaine, Rivière dut cependant convenir que leur amour, parti fringant et gravé de promesses, trempait désormais dans un égout de compromis. Lui, Alexandre Rivière, ne serait jamais le vrai nom du bonheur de Jeanne.
Possédée par des rancoeurs intactes qui avaient fini par lui coûter son sourire, Jeanne présentait désormais un regard en retrait, un visage clos. Le soir, très absente dans ses bras, elle lui faisait encore l'aumône  de son corps mais sans rien livrer d'elle-même. Au lit, toute en négligences hâtives, Jeanne ne l'entraînait plus vers cette malaria de désir qui, jadis, les essoufflait de volupté.

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Jeanne ou la solitude d'une épouse

Aujourd'hui, Alexandre était horrifié de découvrir l'incroyable solitude de celle avec qui il croyait couler des jours communs. Ce mot - avec - revenait en rafale dans le cahier, ponctuait ces confessions ; car il était bien clair qu'Alexandre avait toujours tout fait pour Jeanne et non avec elle. Or elle ne voulait rien qu'il n'eût d'abord convoité, espéré, conduit ou conçu avec elle. Là était son attente, dans cette exigence tenace qui n'avait cessé de la lanciner que lors des trop rares minutes de rencontre réelle avec lui. Privée de cela, et de plus en plus à mesure qu'Alexandre avait brisé la syntaxe de leur amour en négligeant sa vérité, elle avait eu le sentiment d'entrer dans une nuit vide d'absolu que ne parvenait même plus à éclairer sa passion pour leurs enfants. Jeanne n'était pas très douée pour les demi-mesures que tolèrent les êtres de compromis, pour se cramponner à un sort imparfait. Elle était incapable de goûter une existence où l'éternité d'un amour n'occuperait pas toute la place. Sans cet oxygène, le seul qui lui convînt, elle ne concevait pas de supporter la somme de provisoire qui compose l'ordinaire des jours. L'illimité était sa seule mesure, son horizon très naturel, pas négociable.
Alors, elle s'était mise à penser, non, à sentir spontanément, qu'il ne lui restait plus qu'à mourir de chagrin, d'un opulent désespoir. Son amour en qui elle avait placé tout son capital de pureté faisait-il faillite ? Elle en tirait sa conclusion, aussi magnifique qu'enfantine, à peine concevable comme tout ce qui constitue la trame de la vie que l'on dit réelle. Méconnue par l'homme à qui elle appartenait, n'ayant plus envie de se tortiller pour capter un intérêt désoeuvré, elle ne voyait plus la nécessité de continuer d'exister. Condamnée à en regarder un autre, elle s'en était trouvée souillée, dépouillée de son plus grand rêve. Confiante dans la capacité d'Alexandre de s'occuper seul de leurs petits, elle était résolue à s'effacer de la lugubre fiction d'un mariage qui n'était plus fait pour elle, dans lequel elle ne parvenait plus à s'estimer. Voilà ce que disait le cahier, sans emphase, ce qui laissa Alexandre dans une émotion considérable, éperdu devant cette femme si entière, et solidement dégoûté de n'être pas aussi grand qu'elle.

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Octave ou Alexandre ? L'énigmatique M. Rivière

- Dans l'avion, j'ai rencontré une femme ridicule, trop parfumée, qui vous aurait fait sourire, le genre de petite Blanche incapable d'accepter l'évidence, attachée à sa première idée, vous voyez ? Une rombière un peu limitée, un rien venimeuse, tranquillement raciste, étriquée...
Le ton d'abord railleur puis teinté de mépris dont il venait d'user ne donnait guère envie d'être associé à cette passagère ; et soudain, après un silence où Jeanne put se pénétrer de l'idée que cette femme boursouflée de médisance incarnait tous les clichés du colon hébridais, il ajouta :
- Elle était persuadée que j'étais Alexandre. Ils se connaissaient, je crois... Mme Lebranche.
- Oui, fit-elle, la femme du docteur Lebranche.
L'espace de quelques secondes, par son air entendu, Jeanne venait d'accepter qu'il fût bien Octave, sans qu'elle eût même noté la manoeuvre dont elle venait  d'être l'objet. Puis, dans une brusque volte-face qui détruisait apparemment l'acquis de cette première feinte, l'homme demanda à Jeanne :
- Maintenant, si je vous dis que je suis Alexandre, vous me croyez ?
Déroutée, Jeanne resta muette, privée de toute pensée suivie ; enfin elle répliqua avec une assurance qui disait simplement son sentiment véritable :
- Non, vous n'êtes pas Alexandre.
- Pourtant je pourrais être lui. Tout le laisse même supposer. Il n'est pas là, j'y suis. Notre ressemblance extrême va jusqu'à notre voix, n'est -ce pas ? D'ailleurs je sais que la police anglaise pense que je suis lui.
- Pas moi.
- Ne me dites pas qu'il y a des choses qu'une femme sent, vous me décevriez... Sortez-moi quelque chose qui soit digne de vous.
- Vous n'êtes pas mon mari.
- Je trouve que vous avez la certitude facile.
Cette dernière phrase la laissa éberluée, l'esprit pantelant. D'un coup, elle entrevit cette conversation comme le premier chapitre d'une aventure pleine de glissades. Et il conclut :
- Je vous préférerais fiable, moins suffisante.

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L'écoeurement d'une vie sans amour

- Pourquoi il est parti, papa ? articula calmement Bérénice, en se choisissant une posture qui l'aidait à maîtriser sa trop visible émotion.
Jamais Jeanne n'avait confié à ses enfants ses dérives révolues, ses glissements vers le désir de liquider sa propre personne, tout son refus de se cramponner à un sort imparfait. Ils ignoraient à quel point leur maman n'avait renoncé à périr que pour eux, à quel point elle était rétive à tout accommodement avec le réel, combien elle sentait l'immense déveine de vivre sans grand amour, avec ce dégoût-là, si vilain, un amer écoeurement qui infectait tout. Jeanne était ainsi, inapte à éluder son besoin d'infini dans les émois. Aimer devait rester un exercice céleste, sinon rien lui paraissait encore préférable, un rien qu'elle pouvait rejoindre sans délai en s'effaçant d'un coup de revolver. Il y a des roses comme ça, obstinées à se faner si on ne les regarde plus, pas contrariantes, seulement avides de se donner à voir, oui, des roses qui ne savent que se donner.

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« Je ne comprends pas la résistance au bonheur »

- Je parviendrai à vous dégoûter de m'aimer quand je vous aurai dit à quel point je suis tout à fait insupportable à côtoyer, car je n'accepte pas la souffrance, que les autres aient ce terrible besoin d'aller mal. Oui, l'énergie que les êtres humains mettent à résister au bonheur me rend fou ! Cette façon qu'avait Ariane de se pourrir la vie me révoltait carrément. Quand elle brisait un joli plat dont elle raffolait, vous savez ce qu'elle faisait ? Elle râlait pendant un quart d'heure, comme si ça ne suffisait pas que le plat soit cassé ! Et naturellement, elle se mettait en colère si je ne participais pas à sa fureur, car, bien sûr, il fallait qu'elle ait le droit d'éprouver ce qu'elle sentait, que je la laisse pester et exiger ma contribution, faute de quoi elle se déclarait niée dans ses sensations, atteinte dans son intégrité ! Et quand on allait au théâtre et qu'on nous refoulait parce que le guichet avait vendu plus de billets qu'il n'y avait de places, devinez quelle attitude elle m'infligeait ? Ariane faisait une scène du tonnerre ! Elle ajoutait le drame à la chienlit, se punissait elle- même, et moi avec ! Pour ensuite s'indigner pendant toute la soirée, histoire d'éviter de se rendre heureuse, au cas où on aurait pu sauver quelques heures. Et lorsque les choses allaient plutôt bien, elle se disait qu'elles auraient pu aller mieux encore, que fatalement notre passé nous réservait de drôles de surprises, et j'étais un empêcheur de sentir en rond si je lui faisais remarquer qu'on pouvait parler d'autre chose que des emmerdes révolues... Passer à autre chose, c'était fuir ! Esquiver ! Je ne comprends pas la résistance au bonheur. Vous voyez, je suis odieux, impraticable, tyrannique, intolérant devant le besoin de malheur !

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L'art de délivrer une femme de ses cages intérieures

Jeanne suintait de rage contre cet homme qui savait aussi bien plaire à ses sens que l'horripiler. Désorientée, elle se trouvait devant lui irrésistiblement entraînée par les désirs de changement qu'il suscitait en elle, et blessée d'être rejetée. Lorsqu'il s'adressait à elle, Jeanne se sentait une fleur disposée à s'ouvrir malgré elle, traitée par un subtil botaniste qui l'aidait à croître. Mais pourquoi accomplissait-il tout cela ? Jamais aucun homme ne lui avait entrouvert tant de portes. Sans en avoir l'air, Octave éveillait ses ressources et contournait avec obstination ses réticences à vivre heureuse. Avec ses précautions camouflées et ses phrases truquées, il la conduisait à passer outre les peurs qui réduisaient son existence ; et elle le voyait bien, sans saisir toujours ses habiletés. Si Octave ne l'aimait pas avec fureur, pourquoi dépensait-il une telle attention ? Jeanne se savait nettement désirée par cet homme résolu à la tenir à distance. Mais dans le même temps, il mettait tant de persévérance à refuser de la regarder en face, à esquiver le péril d'un contact, qu'elle demeurait ahurie par sa conduite, inquiète même de la consistance des sentiments qu'elle lui supposait.

À la vérité, Rivière était de ces éperdus qui ne décolèrent pas de voir la femme dont ils sont fous prisonnière de ses croyances, ligotée par une idée d' elle-même qui la diminue. Ce cocktail de souffrances répétées et d'invraisemblables automanipulations qui astreignait Jeanne journellement lui était intolérable, le heurtait comme tout ce qui paraît inéluctable ; mais, en l'espèce, son exaspération était plus vive encore. Car Jeanne était celle qui, par la seule qualité de sa présence, lui donnait accès à l'émotion de la vie, si difficile à atteindre pour lui. Et puis, Octave était aussi touché par Jeanne que par les talents qui restaient à naître en elle, ces territoires inexplorés qu'il devinait derrière ses singulières folies. Plus il avançait vers l'homme qu'il rêvait d'être, plus l'amour lui était apparu comme l'art de délivrer une femme de ses cages intérieures, des pièges qui l'empêchent de s'élancer vers elle-même. Affranchir Jeanne de son enfance fracassée, la désentraver de son présent, jeter pour elle d'invisibles ponts vers un avenir élargi mobilisait tout son caractère et le faramineux désir qu'il avait d'elle.

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Un morceau d'amour à peine croyable...

Rivière savait que l'ambition d'aimer sans blesser est vaine. La réaction de Jeanne ne l'avait pas inquiété ; il écoutait toujours la personne qui lui parlait, pas ce dont elle lui parlait, ses besoins essentiels, et non l'écume de ses désirs si périssables. Jeanne, elle, resta éberluée, à regarder rien, seulement saisie d'étonnement par cet entretien terminé, encore secouée d'être instruite de la personnalité dérangeante de cet homme. Mais était-il Octave ou Alexandre ? Son coeur préférait le premier, lui donnait le goût de croire qu'Alexandre s'était dissous dans le Pacifique pour faire place à cet homme qui avait une si grande part dans ses tourments. Mais, dans le même temps, elle songea que, s'il était bien le père de Max et Bérénice, alors ce Rivière venait de lui façonner les plus belles semaines de leur histoire, un morceau d'amour à peine croyable, comme n'en improvisent que les déboutonnés aux désirs illimités. Trémulante, elle percevait derrière son irritation un trouble tenace, forcément, tant le dessein d'Alexandre répondait à ses rêveries absolues. Débordant de romantisme, il s'était révélé, si éloigné des tripoteries ordinaires des hommes et des femmes, dessouillant de générosité, assez fou d'elle pour lui faire ravaler toutes les amertumes que la vie avait failli lui coller sur le visage. Jeanne était égarée, comme on l'est pour toujours.

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