Bille en tête
Alexandre Jardin

«Chaque fois que tu vis, que tu écris ou que tu dis
avec légèreté quelque chose de grave, tu gagnes en grandeur»

Accueil > Alexandre Jardin > Oeuvre > Bille en tête

Résumé - Avec ses seize ans en bandoulière, Virgile veut désormais vivre tout haut et non plus chuchoter sa vie dans les couloirs d'une école. Adolescent charmeur, doué d'une gaieté infernale, il séduit une amie de son père fort riche : Clara. De nuits d'amour dans les hôtels, où on les prend pour mère et fils, en descentes dans les magasins de jouets, leur liaison prend une tournure de conte de fées amoral ; mais déjà se dresse le père de Virgile qui n'apprécie guère que son fils se conduise en « gigolo »... Seule sa grand-mère, l'Arquebuse, semble le comprendre. Personnage tendre, haut en couleur et authentique, l'Arquebuse est pour Virgile une sorte d'assurance tous risques qui garantit le coeur, avec en prime des pâtés de canard.

Retour à la liste des romans

Le désir de tout voir

Dehors, au-delà des murs, il y avait l'Amérique à découvrir, Paris à conquérir. A l'aube de ma vie que je devinais déjà riche, le désir m'habitait. Désir de voir, de tout voir. Je voulais explorer tout ce qu'il était possible d'explorer : la tendresse, la peau des femmes, la foi des curés, l'ivresse de l'argent, le vertige du talent. J'avais une fleur dans le coeur et cette fleur voulait voir le soleil. Je voulais connaître Dieu en moi, et Satan aussi. Faire l'ange et puis la bête, en démontant mes ailes.

Mais pour le moment, la cloche du collège rythmait encore ma vie.

Alexandre Jardin, Bille en tête


Le goût de la liberté

- Si on reste à l'école, on ne saura que ce qu'on aura appris, comme des cons. Faut qu'on se tire.
- Comment ? demanda-t-il incrédule.
Claude venait d'entrouvrir une brèche dans ses défenses. Je m'y engouffrai, tête baissée.
- Tout de suite, on file à Paris.

Avant même qu'il ait eu le temps de réaliser ce qui se passait, je l'ai pris par la main et on a filé par un sentier. Autour de nous, la forêt était irriguée de multiples chemins. Surpris par les événements, Claude riait en courant dans les bois. Je galopais ventre à terre, sautant par dessus les fougères, fuyant le collège de mon enfance. Adieu vilaine époque qui m'avait enchaîné aux bancs des écoles comme sur une galère. Adieu vilaine époque qui ne m'avait doté de mains que pour tenir des porte-plume au lieu de caresser les seins des femmes. Nous courions vers notre avenir, vers la liberté.

Essoufflé et inquiet, Claude s'arrêta. Nous avions semé le groupe. La distance nous protégeait.
- Dis, je n'ai pas de fric. Tu en as, toi ? me demanda-t-il.
- Imbécile, on ne va pas à Paris avec de l'argent. On y va pour en gagner.
- Mais on sait rien faire...

La remarque était d'une grande justesse ; mais elle me dérangeait. Je m'en sortis en grommelant quelques mots inarticulés. Je ne m'étais jamais posé le problème dans ces termes. La richesse m'apparaissait comme un attribut de ma nature. Claude semblait tourmenté. Je sentais que ses inquiétudes financières en cachaient une beaucoup plus profonde.
- Et puis ça va barder à la maison, avoua-t-il.
Il avait sans doute raison. Mais bon Dieu, on ne demande pas la permission de grandir. On se sacre adulte soi-même, comme un grand, en prenant la couronne sans attendre qu'on vous la pose sur la tête. Et puis j'avais besoin de Claude. Les véritables aventures se vivent toujours à deux. Pour rire il faut être au moins deux. Pour s'aimer et se trahir il faut aussi être deux. (...)

Cette fugue m'avait échauffé le sang. Quand on a goûté une fois au vent frais de la liberté, on n'y renonce plus. La vie miniature du collège me devenait chaque jour plus insupportable. Je voulais désormais vivre en grand, monter sur des podiums et non plus seulement sur des estrades, au tableau noir.

Alexandre Jardin, Bille en tête


Clara...

Mon père continuait à habiller de noir son existence. Son deuil interminable m'accablait chaque fois davantage. Alors, quand la coupe était pleine, je courais retrouver Clara. Sa maison riante m'accueillait à lit ouvert. Ses caresses me rassasiaient. Nous faisions l'amour à en perdre la tête pour oublier la mort de ma mère.
Chez Clara, c'était mieux qu'une auberge espagnole. On y trouvait plus que ce qu'on y apportait. J'apportais mes seize ans, et j'y trouvais l'amour, le vrai.(...)

Clara avait cette capacité d'étonnement et de jeu sans laquelle il n'y a pas de véritable art de vivre ; sa gaieté n'était jamais frivole, sa gravité jamais sérieuse. Elle savait se jouer de la vie sans en jouer. Je crois qu'elle n'abusait que de la sagesse malgré l'apparent dérèglement de ses amours.

Alexandre Jardin, Bille en tête


L'Arquebuse, grand-mère protectrice

L'Arquebuse et Clara se retrouvèrent seules, l'une en face de l'autre. Je tenais à ce que mes deux femmes négocient à mon sujet, tout en appréhen dant cette rencontre au sommet. Ce fut Clara qui, plus tard, me la raconta. Les choses se déroulèrent à peu près de cette façon :

- On ne peut pas dire que Virgîle ait le sens des mondanités, dit Clara. Il nous laisse là, en plan.
- Les pièges à canards, c'est très important pour lui, répliqua l'Arquebuse.

Un silence lourd s'installa alors entre elles, de ceux qui couvent un contentieux.

- C'est un drôle de personnage, fit Clara
- Ne le prenez pas pour un jouet, rétorqua l'Arquebuse d'un ton sec.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire.
- Virgile est le plus beau personnage que je connaisse.
- Il m'a fait comprendre que vous l'aimez beaucoup...
- Je ne l'aime pas beaucoup. Je l'aime. Je crois en Dieu et je n'ai que Virgile. Alors ne le prenez pas pour un jouet !
- Mais ce n'est pas le cas, insista Clara.
- Vous avez un chauffeur, une grosse voiture et je suppose, un mari. Mais vous n'avez pas Virgile. Personne n'a Virgile. Vous m'entendez ?
- Mais...
- Laissez-moi finir. Virgile, il ne faut rien lui demander, mais tout lui donner. Je vous accepte parce qu'il vous aime, mais je vous ai à l'oeil. Rien que du bonheur, vous ne lui donnerez que du bonheur. Vous m'avez bien comprise? Vous l'aimez, non ? dit l'Arquebuse soudain attendrie.

Clara sourit. Cette grand-mère protégeant son petit-fils la touchait. Par une sorte de hasard miraculeux, Clara ne fut pas jalouse de la place qu'occupait l'Arquebuse dans ma vie. Je crois même qu'elle l'aima de savoir Si bien m'aimer.

Alexandre Jardin, Bille en tête


Le temps d'exister

J'embarquai seul avec Clara sur un bateau au fond plat. A coups de rames, je l'emmenai sur les lieux de mon enfance. Je retrouvai l'endroit où, avec des amis, nous faisions fumer des crapauds jusqu'à les faire éclater et où nous torturions, pour rire, les gosses du village d'à côté. Les enfants s'amusent d'un rien...

- C'est ici que je venais quand j'étais petit.
- Par moments, je ne sais plus quel âge tu as.
- Si tu hésites entre deux âges, prends le plus vieux, dis-je en souriant.

La barque glissait au ras de l'eau. Les regards de Clara glissaient sur moi. A l'ombre du chapeau qui la protégeait du soleil, ses yeux me murmuraient de la tendresse. Il n'y avait qu'avec elle que je savais goûter l'instant qui passe. Mon imagination était au point mort et ma pensée en vacances. Je prenais le temps d'exister.

Alexandre Jardin, Bille en tête


La grande vie

- Non mais Claude, t'as vu le tableau...
- Quoi?
- Chez ma grand-mère, je vais coucher avec une femme qui pourrait être ma mère ; et toi, mon pote, tu vas t'envoyer en l'air avec son chauffeur! C'est pas une vie...

C'était la grande vie. Notre existence sonnait juste, au diapason de nos désirs. Nous ferions de beaux vieux. Jamais nous ne serions comme ces vieillards aigris d'être restés au bord de tout. Nous deux, l'âge nous bonifierait, comme les grands vins ou les opéras de Mozart.

Alexandre Jardin, Bille en tête


Virgile et ses seize ans...

- Je t'emmène déjeuner, me lança-t-elle avec gaieté. J'ai prévenu le directeur.
- De quoi ?
- Que la mère de Vîrgile Sauvage l'emmenait déjeuner, fit-elle d'un air entendu. J'ai une sur prise pour toi, dehors.

A la sortie du lycée, quelqu'un était assis de dos dans une grosse voiture décapotable. Il me sem bla que c'était l'envers de Claude. Il se retourna. Son endroit me fît un sourire. Clara prit le volant, je m'installai à l'arrière et la voiture démarra en faisant crisser les pneus, comme dans les films d'aventures.

Ma maîtresse et mon pote venaient de m'enlever. Dieu qu'il est beau de vivre ses seize ans quand on brûle cette étape. Clara accéléra. Fouette cocher et que jamais ne ralentisse cette vie qui est la mienne et que j'aime tant.

Alexandre Jardin, Bille en tête


La promesse de Virgile

Sur le chemin du retour, bercé par les cahots ferroviaires, je pensais à toi, l'Arquebuse. Ta mort ferait de moi un riche héritier en rillettes et autres cochonnailles ; mais tu me laisserais longtemps le regret de tes sourires. Pour la première fois, tu m'apparus égoïste; car enfin, tes retrouvailles avec le bon Dieu étaient bien jolies, mais qu'allais-je faire de mes pleurs? Tu ne serais plus là pour les sécher. Grand-mère irresponsable, tu n'avais pas songé qu'en mourant tu me léguerais aussi de la tristesse. Voilà ce que c'est que les vieux. Et, chose plus cruelle encore, tu me forçais à étouffer mes larmes ; car pleurer aurait été te trahir. Pourtant, le jour de ta mort, je te ferais cette infidélité. L'espace de quelques sanglots, je me laisserais chialer, tu m'entends, oui chialer comme un enfant. Mais rassure-toi, ce sera très bref. Je te promets d'être heureux et de rire aux éclats à la sortie de ton enterrement. Sitôt la grille du cimetière franchie, je m'engage même à basculer une fille dans une meule de foin. On fera l'amour à ta santé ; ça ne sera pas triste ; je le jure sur ta tête.

Alexandre Jardin, Bille en tête

Retour à la liste des romans


Accueil > Alexandre Jardin > Oeuvre > Bille en tête

phpMyVisites | Open source web analytics phpMyVisites