« Pour que le minimum
ne soit plus un maximum »

[ mars 1998 : 31 écrivains face à la haine et au Front National ;
Alexandre Jardin engagé pour la défense de la démocratie et des libertés ]

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28 mars 1998

Pour que le minimum ne soit plus un maximum

par Alexandre Jardin

Lundi soir, j'ai eu honte non de notre président, mais de la satisfaction de la France. Ce que Jacques Chirac a dit était un minimum, et tous les démocrates s'en sont félicité comme s'il s'agissait d'un acte politique solennel et courageux. Là est le drame de ceux qui prétendent nous gouverner : le minimum est devenu le maximum. Si l'Etat était grand et créateur, le discours présidentiel de lundi aurait été pris pour ce qu'il est : un simple acte civique, le strict minimum que nous sommes en droit d'attendre d'un homme censé incarner la République. Mais tous, nous nous sommes accoutumés à ce constat terrifiant : depuis un quart de siècle, le minimum que la France espère des politiques est rarement atteint, et quand il l'est, c'est alors un maximum ! 

Cette allocution du président, et les déclarations qui l'ont suivie, en sont l'ultime illustration. L'annonce d'une consultation des partis démocratiques, elle, m'a fait froid dans le dos. Soyons clairs, le pays est entré dans les voies d'une défiance radicale à l'endroit de ses élites politiques : l'abstention dépasse les 42 %, Le Pen et l'inoxydable Arlette Laguiller infligent une raclée aux démocrates parlementaires, et je n'en connais pas qui aient voté dimanche dernier avec foi. Chacun sait, hélas, que plus rien de décisif ne peut naître dans les palais de la République, que les partis ordinaires ne savent plus gouverner qu'à la marge, que notre vieil Etat est un instrument rouillé incapable de donner aux initiatives gouvernementales quelque portée, que le bulletin de vote n'a plus guère de poids dans une démocratie engourdie, impossible à réformer par le haut, et que fait notre cher président ? Il réunit un cénacle sans grand crédit moral, une poignée d'individus qui n'ont pas brillé, jusqu'à présent, par leur créativité ! Comment voulez-vous que ces gens-là, aujourd'hui, imaginent ce qu'ils n'ont pas su créer hier ? Très brain-trust... 

L'heure devrait être aux grandes audaces, et l'on ne convoque que des prudents à l'Elysée, une cohorte d'élus plus ou moins formatés par la même école, usés par les mêmes coutumes. Nous sommes peut-être en avril 68, et le chef de l'Etat se conduit avec une mesure et un manque d'invention qui m'effraient... Je crois que l'époque est mûre pour les grands mouvements civils, positifs et constructeurs, annonciateurs d'une autre République, et le président semble penser ¯ peut-être le feint-il ? ¯ que cela va se régler entre gens du même monde, parlant le même patois conservateur, en petit comité... Qu'il convoque des états généraux, et il verra de quelle encre seront écrits les cahiers de doléances ! 

Car enfin, qui ose encore croire que des urnes sortira un jour une volonté capable de rectifier le réel ? Qui, dans ce pays, a le sentiment que l'Etat est au service effectif de la nation ? Quel démocrate pense sincèrement que les partis ordinaires ont encore quelque prise sur les grands dossiers qui accablent le corps social ? Qui imagine sérieusement que le système actuel va pouvoir se perpétuer pendant les trente prochaines années ? Qui ne voit que les alternances restent saines, au point que les Français préfèrent encore une cohabitation ? Qui ne sent que le véritable ferment de l'abject Front national n'est ni le chômage qui gangrène la nation, ni les difficultés d'intégration dans les cités où s'entassent nos intouchables, ni l'insécurité, mais l'impuissance tragique des politiques devant ces défaites sociales ? On peut demander à un peuple d'être courageux dans l'adversité, on ne peut pas lui enjoindre durablement de souffrir sans espoir, en le priant de rester vertueux. Vouloir cela relève de l'incantation, voire de l'inconséquence politique.

Alors surgit la grande question qui m'obsède et qui, je le crains, ne sera pas abordée par les chefs des partis qui vont rappliquer à l'Elysée : la France peut-elle faire l'économie d'une réforme fondamentale des processus de décision publics ? Je ne parle pas des systèmes électoraux ou de la Constitution qui, dans ses grandes lignes, s'accorde à qui nous sommes, mais des pratiques quotidiennes de l'Etat, qui restent empreintes d'amateurisme, de mégalomanie et de suffisance à un degré proprement affolant. En 1998, peut-on encore espérer gouverner avec quelque efficacité sans impliquer la société civile dans la définition même du comment agir ? Je ne le crois plus. Aujourd'hui, si les grands corps de l'Etat consentent à discuter avec les politiques des buts, dès qu'il s'agit de déterminer les moyens à mettre en oeuvre, on les voit s'arroger de fait des pouvoirs exorbitants, arbitraires et absurdes ; car qui mieux que la société directement concernée est à même de définir ces moyens ? 

Pourrons-nous continuer à esquiver la nécessité de bâtir un Etat participatif dans lequel le monde civil aurait enfin des responsabilités opérationnelles ? Pouvons-nous accepter que, à la fin du XXe siècle, l'Etat aveugle ne dispose d'aucun corps d'évaluation qualitative des politiques qu'il mène ? ! Que ses instruments de contrôle vérifient ¯ au mieux ¯ la conformité technique, juridique et comptable des décisions gouvernementales et non la réalité du service effectivement rendu aux citoyens ? On croit rêver... et cauchemarder quand on voit que, pour répondre à la montée du FN, les partis ordinaires vont à nouveau s'interroger sur les modes de scrutin, voire sur la Constitution, au lieu de s'attaquer à la réforme des processus de décision étatiques qui, depuis vingt ans, ruinent les efforts de tous les gouvernements. Il faut changer l'outil. Sur ce point capital, relisez tous l'éclairant Michel Crozier - Etat modeste, Etat moderne (stratégies pour un autre changement), coll. " Point ", Seuil. Monsieur le président, monsieur le premier ministre, croyez-vous vraiment que si l'Etat ne réinvente pas la démocratie sur des bases participatives, et selon des modalités qui restent à créer, nous vous laisserons indéfiniment user en vain de la puissance publique ? On le sait, on le sent, les démocrates sincères de ce pays ne veulent plus que se perpétue un Etat qui, dans son mode de fonctionnement concret, digère et confisque la volonté populaire au lieu d'en rechercher le concours actif. Pensez-vous réellement qu'une révolution civique et républicaine puisse être évitée ? Aurez-vous le courage de la mener ou laisserez-vous à la société civile l'honneur d'en prendre l'initiative ? 

J'ai trente-deux ans, et je suis convaincu, messieurs, que ma génération ne tolérera pas que le minimum soit éternellement un maximum, ni que l'Etat reste ce qu'il est : inopérant, inapte à se restructurer autour de l'idée de service réellement rendu et incapable d'agir autrement qu'à la marge, alors que l'audace est plus que jamais nécessaire. Vous le savez tous deux, mieux que personne. Alors, voilà... voulez-vous précéder la vague civile qui grossit ou la subir ? Aujourd'hui, par toutes mes fibres d'écrivain français, je crois que l'exigence civique est en train de constituer une telle vague, responsable et républicaine. Derrière qui ? Personne pour l'instant ; mais quand les pères manquent, il faut devenir adulte. Elle ne sera pas portée par les agités du FN, mais bien par des démocrates à fort crédit moral, novateurs dans leurs méthodes, généreux par leur esprit et singuliers dans leur stratégie.

Seul un mouvement de ce type mettra un terme au pouvoir d'aimantation du FN, tant je désespère de la logique des partis ordinaires. Et vous ?

Alexandre Jardin - 28 mars 1998

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