Mademoiselle Liberté
Alexandre Jardin
« Tu comprends, papa, on n'a pas le droit de vivre petitement »
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Résumé - Liberté a dix-huit ans. Elle refuse
ce que la plupart des femmes tolèrent : un amour imparfait, sans folie. Inapte aux
compromis, Mademoiselle Liberté ne conçoit pas d'être raisonnable, de se contenter
d'une petite part de bonheur. L'infini est sa mesure, l'absolu son oxygène. Animée par
un goût prodigieux pour le plaisir, elle bondit vers ses appétits. Horace, le proviseur de son lycée, sait lui aussi vivre la vie : ce furieux ne se repose que dans l'hyperbole. Marié à une épouse professionnelle, il rêve de foncer dans un destin superlatif. Liberté décide de chercher avec lui la perfection : elle ne se contentera pas d'un brouillon de liaison, elle exigera la passion intégrale, portée à son comble, fignolée jusqu'au délire. Ces deux forcenés tenteront un amour idéal. Ils désirent un chef-d'oeuvre sinon rien. |
Jouir de tout
Douée pour le bonheur, cette fille jouissait de tout. Les femmes frigides n'étaient pas reçues chez elle ; elle n'aimait que les ardentes qui font des dépenses folles de voluptés. Voltaire, son maître en agréments, eût été fou de ses fringales géantes et de ses goûts fantasques. Liberté se délectait d'un massage à six mains, sirotait des alcools sucrés rehaussés d'un doigt de Chanel n° 5, vivait de champagne, mordait dans tous les raffinements. Tout ce qui n'était pas immédiat lui paraissait interminable. Le plaisir était sa frénésie, la rapidité son temps. Sans s'essoufler, elle bondissait vers ses appétits, voulait posséder chaque seconde.
Alexandre Jardin, Mademoiselle Liberté
Une âme inflexible
- Mais si Horace n'est pas libre ? objecta Lord Byron en jetant
du lest.
- Il est libre ! répondit sa fille en riant, alors que le ballon bondissait vers le ciel.
- Tu m'as dit qu'il était marié.
- Oui mais il est libre... de rester marié ou non. Et j'aime sa liberté. Que vaudrait
son engagement s'il n'était pas libre de me rejeter ?
- Que feras-tu s'il ne te choisit jamais ?
- Je ne sais pas qui sera le plus à plaindre... C'est difficile de vivre quand on est
aimé par moi, murmura Liberté.
- Et s'il ne t'aime pas ?
- Je préfère aimer plutôt que d'être aimée. Si c'est mon destin, je l'accepte. Il me
va. Ce plaisir me va.
- Cet homme a le double de ton âge...
- Un peu plus... et deux enfants en bas âge. Par-dessus le marché, il est mon proviseur
et mon prof de philo. Il est marié depuis neuf ans. S'il m'aimait, il perdrait
probablement son boulot, sa carrière serait brisée net. Moi je serais bien sûr virée
du lycée. Qu'est-ce que j'oublie d'autre ?
- Ton bonheur, ma chérie.
- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !
- Quoi?
- Avec ce sale petit mot...
- Lequel ?
- Le bonheur.
Liberté s'arrêta et ajouta :
- Je ne veux pas me contenter d'une petite bouchée de bonheur !
- Réfléchis bien, mon amour...
Penser ennuyait ses dix-huit ans ; Liberté préférait sentir. Aussi
répondit-elle :
- Qu'est-ce que j'y peux moi si ma vérité doit provoquer des désastres ? Si toutes les
catastrophes permettaient à un amour fou de naître, alors je raffolerais des décombres
! La vie n'a pas le droit d'être décevante.
Sous eux défilait le monde ordinaire : des villages peuplés de maris penauds, d'épouses
pleurnichardes, d'enfants gloutons de rêves.
- L'existence ne peut pas n'être qu'un coup de foudre..., reprit le père.
- Alors je ne tiens pas à vivre davantage. Une seule journée parfaite me suffirait...
oui, une seule.
- Mais si Horace ne veut pas de toi !
- Ce sera lui ou personne d'autre.
Lord Byron resta muet. Ils disparurent dans un nuage. Treize années de
lectures venaient de s'exprimer. Une bibliothèque entière avait forgé cette âme
inflexible, cette amoureuse athlétique, fille de Sophocle et de Racine. Dispensée de
contrepoids intérieurs inclinant à la tempérance, Liberté n'avait pas la capacité
d'être tiède. Elle aurait bien aimé puiser dans des ressources de médiocrité, se
découvrir enfin apte au compromis ; mais sa nature lui refusait ce repos, la condamnait
à l'inconfort d'être elle-même. Fier de son enfant, à la fois comblé et
dramatiquement inquiet, Lawrence lui demanda :
- Que comptes-tu faire ?
- Pour l'instant, être heureuse. ..à ma façon.
- C'est comment ta façon ?
- J'aimerais bien me contenter d'une histoire normale, apprendre à me résigner comme
toutes les femmes, sagement, mais je ne sais pas. Je veux un amour considérable sinon
rien. Tu comprends, papa, on n'a pas le droit de vivre petitement.
Alexandre Jardin, Mademoiselle Liberté
Un chef d'oeuvre... sinon rien
Le samedi matin, Horace ouvrit à Liberté. Aussitôt, elle retira son duffle-coat rouge sang. Il ne l'avait jusqu'à présent rencontrée dans l'agitation de sa classe ; il la retrouvait dans la quiétude sépulcrale de son appartement. Elle entra comme une lumière vive éclairant un tableau funèbre, s'avança svelte et légère au milieu de meubles pesants.(...)
Dieu que Liberté tranchait avec ce caveau de fonction ! Il paraissait sur sa physionomie tout l'éclat qui va avec la certitude d'être amoureuse. Un maintien plein d'élan, une gaieté droite. Liberté était disposée à aimer légèrement, à empoigner le bonheur. La grâce, parfois, n'est pas une séduisante tromperie ; lorsqu'elle jaillit d'une jouisseuse qui ne cherche pas à plaire, elle trahit la vérité d'une âme. Rien ne l'avait encore gauchie. Son regard, empreint de mystères qu' elle-même ne connaissait pas, était brutal comme le danger. Un détail retint l'attention d'Horace : elle marchait nu-pieds.
- C'est moi, chuchota-t-elle, en contenant sa bonne humeur.
- Ah oui... bonjour... fit Horace.
- Non.. c'est moi.
- Quoi vous ? reprit-il.
- Les lettres... c'est moi.
- Ah... que voulez-vous ?
- Un chef-d'oeuvre... sinon rien.
Un gouffre de silence s'ouvrit entre eux. Tout dans les yeux violents de
Liberté disait que l'amour était pour elle la sérieuse occupation de sa vie, la
direction dominante de sa nature, une urgence ; elle avait fait son stage de chasteté,
son temps de rêveries. Horace sentit bien son empressement à aimer, sans saisir que ce
n'était pas tant l'impatience des sens qui la talonnait que l'espérance de rencontrer
bientôt la perfection. Aussi resta-t-il médusé quand elle ajouta, à voix basse :
- Nos aveux me déçoivent. Je vous propose donc de refaire notre rencontre jusqu'à ce
qu'elle soit prodigieuse.
Devant sa stupeur, Liberté se mit à détailler sa sincérité :
- Je ne peux pas me contenter d'une histoire perfectible... Je voudrais bien... mais je ne
peux pas... En amour.. ceux qui trouvent agréables les moments inférieurs au meilleur
dont ils sont capables me paraissent perdus pour le meilleur. Vous me comprenez ?
Liberté sortit avec son manteau, tournant le dos aux compromis dont s'accommode le tout-venant des amants.
Alexandre Jardin, Mademoiselle Liberté
Vers d'autres libertés
Un cocktail d'envies et de voluptés se fit dans leur esprit. Elle se dévêtit alors jusqu'à révéler sur le drap le tracé de son corps nu. Ah, chasser enfin toute pudeur ! Dépasser la décence et le morne convenu ! N'être plus qu'un chien qui casse sa chaîne, un fleuve qui emporte ses digues, une mer haute qui montre ses flots, une paresse suractive ! (...)
- Que cherchez-vous ? demanda Horace.
- Comment font les autres femmes pour supporter des amours imparfaites ?
- Vous ne voulez pas souffrir ?
- Oh si... mais alors énormément.
Il y a des circonstances où l'audace n'est plus un effort. La situation était si invraisemblable - Horace, quand il était vêtu, était tout de même le proviseur de cette fille ! - qu'elle leur permit d'essayer d'autres libertés. Après que leurs ombres eussent fait l'amour, ce fut au tour de leurs paroles de s'enlacer. Avec des mots soufflés, sans risquer le plus minuscule geste, ils se frôlèrent, osèrent des caresses verbales, voyagèrent bientôt vers des orgasmes cérébraux qui valent bien les autres. Jamais peut-être Liberté n'eut les seins plus gonflés, la peau plus affamée. Puis, haletants, toujours immobiles de part et d'autre de la table, ils soupèrent.
-Vous ne mangez rien ? lui demanda Horace.
- Rien que vous n'aurez déjà croqué ou effleuré de vos lèvres...
Alexandre Jardin, Mademoiselle Liberté
Décrocher les plus hautes voluptés...
Liberté n'avait pas menti ; son envie était bien particulière et le plaisir auquel ils accédèrent inégalable. Quel effet de souffle ! Élevée dans des principes épicuriens, rigides et libertaires, elle ne renonçait à aucune audace sensuelle. Jouir demeurait sa passion. Atteindre l'infini en aimant au-delà du licite était à ses yeux le seul chemin moral. Comblée, Liberté était résolue à remonter le cours de la scène de leurs aveux afin de déceler ce qui, dans leurs initiatives, restait à perfectionner pour décrocher les plus hautes voluptés. Horace lui fit remarquer que le bonheur ne peut s'obtenir par effort, à force d'ergoter ; la vie ne s'amende pas comme un film que l'on rectifie au montage ! Mais elle parut révoltée par ce constat de résigné, qu'elle jugea avec sévérité.
Les dix-huit ans de Liberté la brûlaient. À l'entendre, il fallait révoquer toute paresse, s'obliger à persévérer. Il n'était pas supportable de collaborer avec la médiocrité, de mener une existence sédative qui ne soit pas la vraie vie, un passe-temps métissé d'à-peu-près, sali de concessions. Merde ! Ils avaient mérité leur part de ciel, le droit de vivre mieux qu'un honnête brouillon !
Alexandre Jardin, Mademoiselle Liberté
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