Le Zèbre
Alexandre Jardin

« Combien d'amoureux ordinaires aurait-il fallu
fondre ensemble pour arriver à un tel amant ? »

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Résumé - Gaspard Sauvage, dit le Zèbre, refuse de croire au déclin des passions. Bien que notaire de province, condition qui ne porte guère aux extravagances, le Zèbre est de ces irréguliers qui vivent au rythme de leurs humeurs fantasques.
Quinze ans après avoir épousé Camille, il décide de ressusciter l'ardeur des premiers temps de leur liaison. Insensiblement, la ferveur de leurs étreintes s'est muée en une complicité de vieux époux. Cette déconfiture désole Gaspard. Loin de se résigner, il part à la reconquête de sa femme.
Grâce à des procédés cocasses et à des stratagèmes rocambolesques, il redeviendra celui qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être : l'Amant de Camille, l'homme de ses rêves...

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Faire renaître un amour

- Ma chérie, ne pleure pas, c'est fini. C'était un mauvais rêve.
Hagarde, elle souleva son visage humide et darda ses yeux clairs sur le Zèbre qui souriait.
- Tu m'as vraiment cru ? lui lança-t-il avec gaieté.
- Si je t'ai cru ? répéta-t-elle, effarée.
- J'ai fait semblant de te quitter !
Camille se redressa et, pour toute réplique, lui envoya un violent coup de genou au bas-ventre. Et le Zèbre de glapir.
- Qu'est-ce qui te prend? demanda-t-il replié sur lui-même.
- Te rends-tu compte du mal que tu m'as fait ?
- C'était le prix à payer.
- A payer pour quoi? repartit-elle éberluée.
- Je voulais te priver d'oxygène pour te réap prendre à goûter l'air frais.

Emporté par son débit tumultueux, toujours plié en deux, il lui annonça que son stratagème n'était qu'une préface à la cure de jouvence qu'il entendait faire subir à leur couple. Un grand ravalement en quelque sorte, bien nécessaire après quinze années d'anesthésie progressive de leurs désirs. Le Zèbre était résolu à délaisser son rôle de mari, au sens amorti du terme, pour se glisser dans la peau d'un amant légitime. Il traquerait désormais les imperceptibles habitudes qui émoussent les sentiments. Sa vigilance ne connaîtrait plus de jours fériés. A partir de cet instant, il ne cesserait d'ourdir des mises en scène, comme celle de ce matin, pour retendre le lien qui les unissait.

- Que t'est-il arrivé ? finit-elle par murmurer.
- Il y a des conversions mystiques, pourquoi n'y aurait-il pas des conversions amoureuses ? Camille, Si je n'avais pas tiré la sonnette d'alarme, nous aurions fini comme tous ces ménages en trompe-l'oeil. Un jour ou l'autre, tu aurais dormi avec un autre et moi, bête comme je suis, j'aurais été braconner du petit gibier.
Au lieu de dériver vers ces liaisons clandestines, quasi inéluctables à l'entendre, le Zèbre lui proposait de mimer leur amour pour tenter de le faire renaître. Sincère, il prévint Camille qu'il n'aborderait pas cette lutte contre l'usure du temps avec une pince à sucre.
- Ça ne sera pas une sinécure ! conclut-il, navré.
Encore ébranlée, Camille songea qu'elle ne s'était pas trompée en affublant Gaspard de son sobriquet. Il était assurément un drôle de Zèbre. Elle ne soupçonnait pas encore la violence du typhon qui allait bientôt s'abattre sur son existence paisible et réglée de professeur de lycée.

Alexandre Jardin, Le Zèbre


Reconquérir la femme qu'on aime

Le Zèbre était décidé à tricher avec la réalité en jouant. Il redistribuerait ainsi les cartes à sa guise et s'efforcerait de barrer la route à la fatalité.

Aucun grand héros de roman, de cinéma ou de théâtre ne l'avait précédé sur le difficile chemin dans lequel il s'engageait. Roméo séduit une Juliette qu'il ne connaissait pas, Julien Sorel enflamme une inconnue qui portait déjà le nom de Monsieur de Rênal et Love Story reprend l'histoire d'un amour naissant. Tous se contentent de conquérir une femme qui surgit dans leur existence ; mais reconquérir la sienne après quinze ans de mariage ? Aucun séducteur imaginaire de renom ne s'y risque. Et c'était bien là ce qui tourmentait le Zèbre ; car si Shakespeare, Stendhal et les plus grands auteurs se sont gardés d'aborder le thème de la reconquête, ce doit être parce qu'elle est impossible. Cette réflexion achevait de l'accabler ; mais il aimait Camille avec trop de passion pour renoncer à son dessein.
Seuls des procédés exceptionnels lui permettraient de réussir là où l'humanité ne connaît que le naufrage, pensait-il.

Alexandre Jardin, Le Zèbre


Mettre en scène la vie conjugale
pour refuser le déclin des passions...

- Vieillir ensemble... La belle affaire ! Quelle défaite, oui. Pourquoi crois-tu que les contes se terminent toujours par : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants »? Parce que après c'est la débandade. Les étreintes se ramollissent et les baisers sentent vite la naphtaline. C'est pour ça que l'histoire s'arrête aux retrouvailles, pour cacher cette vérité hideuse aux têtes blondes pleines de rêves. Mais nous, Camille, ne t'inquiète pas ; si tu me suis, nous passerons à travers les mailles du filet. Le temps ne nous aura pas. Nous serons plus malins que lui. Je te jure que notre passion connaîtra une résurrection.
- Mon chéri, ces mises en scène ce n'est pas de l'amour, c'est une pantomime de l'amour ; et en plus ça ne sert à rien. On ne peut pas faire jaillir les sentiments de force. Sois tendre. Parle-moi, regarde-moi au lieu de chercher sans cesse à quelle sauce tu me mangeras.(...)

Le Zèbre ravala sa déception et s'abstint de répondre. Claquemuré dans son mutisme, il prit le volant et fit gémir le moteur tout au long du retour Ses gestes chaotiques et ses regards en fuite trahissaient son amertume et son dépit. « Ce n'est pas de l'amour, c'est une pantomime de l'amour», avait- elle dit. Camille ne comprenait donc pas qu'il n'est d'émotion forte que dans le tourbillon du jeu. Ah quelle guigne, songea-t-il, que le Bon Dieu ne nous ait pas créés pour interpréter des pièces durant soixante-dix ans, des oeuvres denses où chaque réplique serait nécessaire. Gaspard était plus que jamais résolu à mettre en scène leur vie conjugale, à sortir leur couple des coulisses où il somnolait.

Alexandre Jardin, Le Zèbre


Un amant d'envergure

Brusquement, elle s'était aperçue qu'elle ne pouvait se livrer à un homme qui ne la rêvait pas. Le Zèbre, lui, la suscitait, la révélait. Elle se reconnaissait dans ses yeux, s'écoutait dans ses paroles, se devinait dans ses fantasmes. Les qualités qu'il lui attribuait finissaient par germer dans son caractère, la vision qu'il avait d'elle la fécondait. Il aurait dit « marche » en indiquant un feu, elle aurait foulé la braise nu-pieds sans se brûler. Par contraste, les ébats que lui proposait ce divorcé charmeur lui avaient soudain paru bien tièdes. De retour chez elle, Camille comprit qu'elle ne se résignerait jamais à enfourcher - si j'ose dire - un cheval de seconde catégorie pour échapper au regard tyrannique d'un amant d'envergure, Zèbre ou autre.

Alexandre Jardin, Le Zèbre


Ne pas s'accomoder de l'usure du temps

D'où venait que, même chancelant, le Zèbre conservait l'énergie de se jouer de la vie et de bousculer les étroits ? Il serait toujours un rebelle. Jamais il ne s'accommoderait de l'usure du temps. Il regardait chaque matin Camille comme si le soleil devait se lever pour la dernière fois sur leur couple ; à défaut de pouvoir reconstituer quotidiennement leur première rencontre, restait cette solution, renouvelable chaque jour, pour faire voyager leur amour dans le temps.

Alexandre Jardin, Le Zèbre


La Tulipe, héritier du Zèbre

De son exil londonien, la Tulipe envoya une seconde lettre à son père, pour lui dire que son sang ne s'était point attiédi en descendant jusqu'à lui. Dans son épître, il informait son père qu'il serait un jour le premier chef d'Etat de l'Europe des temps modernes, rien que ça. La sincérité de son annonce venait de ce qu'il savait son père insensible à l'impossible. Il avait bien réfléchi : les métiers que lui avait proposés l'orientateur de son lycée lui paraissaient trop étriqués. Accéder à la profession de chef comptable le chagrinait. Il voulait « faire Empereur » et, puisque le trône d'Europe occidentale était délaissé, il ne voyait aucun inconvénient à ceindre la couronne de Charlemagne. Au bas de la lettre, Gaspard put lire : « Papa, je réussirai parce que je me sens ton fils. »

Cette missive produisit sur le notaire un effet considérable; non que la perspective de voir la Tulipe présider aux destinées du continent lui fît plaisir. Il s'en moquait; d'autant qu'il ne serait plus de ce monde. Mais que son fiston se fût autorisé à franchir les bornes du raisonnable le plongeait dans une indicible félicité. La Tulipe ne serait pas de ceux qui renoncent. Du haut de ses quinze ans, il avait déjà la sagesse de prendre ses rêves au sérieux et de s'insurger contre ce que les lâches nomment « la réalité ». Sa vie serait faite de l'étoffe de ses désirs.
- J'ai un fils ! hurlait Gaspard à qui voulait l'entendre.
Par ce cri, le Zèbre disait son bonheur d'avoir un héritier spirituel. Lui aussi s'était efforcé, tout au long de son existence, de désobéir à la force des choses; quel qu'en fut le prix à payer. Son refus du déclin de sa passion conjugale et son cancer l'attestaient. Il était fier d'avoir transmis l'essentiel à un rejeton. Peu importait, à la limite, qu'il fût porteur de ses gènes. Il laisserait derrière lui un frère d'esprit, presque un disciple.

Alexandre Jardin, Le Zèbre


Inventer des stratagèmes

Dieu qu'il s'était épuisé le cerveau à inventer des stratagèmes. Elle éprouva une pointe de fierté à ne pas être de ceux dont l'ennui matrimonial fait périr la passion. Elle était amoureuse. Oui, elle l'aimait aujourd'hui avec des transports plus vifs encore que dans les débuts de leur liaison. Le Zèbre avait gagné son défi. Elle s'en réjouissait. Ils ne finiraient pas comme un couple fossile.

A mi-chemin entre la vie et l'au-delà, il entra dans la vérité des choses : « Ah, pourquoi ne me suis-je pas montré plus tôt, avec mes craintes et mes espoirs, songea-t-il, plutôt que de me cacher derrière un personnage théâtral. J'ai réussi, Camille m'aime ; mais je m'éteins. Si seulement j'avais laissé paraître ce que je suis... Au fond, les couples meurent de silence. L'usure du temps n'est qu'un alibi. Pourquoi ne me suis-je ouvert qu une fois, lors de son départ, au dernier moment, beaucoup trop tard? Ah, Si quelqu'un pouvait écrire ma biographie... Cela donnerait au moins un exemple à ne pas suivre aux amoureux de longue date... »

Alexandre Jardin, Le Zèbre


Oui, il est raisonnable de ne pas l'être !

Se déprendre du Zèbre ? Cette éventualité l'épouvantait. Elle s'en voulut d'être humaine et donc sujette à l'inconstance. Plus elle y pensait, plus l'outrance de Gaspard lui paraissait sage. Oui, il avait eu raison de faire feu de tout bois pour réchauffer leur passion. Oui, il y avait urgence. Oui, la mort était pour demain ; car elle est toujours en avance. Oui, il faut cesser de ne pas s'aimer à la folie. Oui, les lunes de miel sont un rêve trop fugace; chaque jour doit en être une, oublions l'infect conditionnel. Impossible ? Oui, et alors ? Oui, il est raisonnable de ne pas l'être ; les ténèbres nous talonnent de trop près.

Alexandre Jardin, Le Zèbre


Pour terminer, voici un petit extrait de l'île des gauchers (paru sept ans après) dans lequel Jardin place une autocritique du Zèbre pleine de malice, assez révélatrice du parcours de l'auteur...

Une fois, Cigogne était tombé sur un petit roman atypique au titre bizarre : Le Zèbre, l'histoire d'un mari extravagant qui partait à la reconquête de sa femme, après quinze ans de mariage. L'auteur, un écrivaillon français mort à vingt-trois ans, se rebellait contre la fatalité de la débandade de la passion ; mais sa prose était maladroite, insuffisante pour donner au roman tout le souffle que requérait son sujet. Et son héros n'était qu'un adolescent prolongé, accroché qu'il était à son idée de faire survivre sa passion, sans chercher à la transmuer en un amour authentique.

Sans doute l'auteur du Zèbre était-il trop jeune pour s'aventurer dans cette voie. :-)

Alexandre Jardin, L'île des gauchers

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