Le Zubial
Alexandre Jardin

« Les souvenirs, c'est ce que le Zubial savait le mieux offrir »

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Résumé - « Le jour où mon père est mort, le 30 juillet 1980, la réalité a cessé de me passionner. J'avais quinze ans, je m'en remets à peine. Pour moi, il a été tour à tour mon clown, Hamlet, d'Artagnan, Mickey et mon trapéziste préféré ; mais il fut surtout l'homme le plus vivant que j'ai connu.
Pascal Jardin, dit le Zubial par ses enfants, n'accepta jamais de se laisser gouverner par ses peurs. Le Zubial avait le talent de vivre l'invivable, comme si chaque instant devait être le dernier. L'improbable était son ordinaire, le contradictoire son domaine.
S'il écrivit des romans et plus de cent films, cet homme dramatiquement libre fut avant tout un amant. Son véritable métier était d'aimer les femmes, et la sienne en particulier.
Ce livre n'est pas un recueil de souvenirs mais un livre de retrouvailles. Le Zubial est l'homme que j'ai le plus aimé. Il m'a légué une certaine idée de l'amour, tant de rêves et de questions immenses que, parfois, il m'arrive de me prendre pour un héritier.»
Alexandre Jardin

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Tordre le réel à coups de désirs immodérés...

Ses désirs à lui, toujours immodérés, avaient le pouvoir de tordre le réel. Souvent, après avoir parlé, au restaurant ou ailleurs, il laissait l'assistance interloquée tant les situations qu'il provoquait semblaient tenir de la fiction. En sa compagnie, tout pouvait arriver, le pire et surtout le meilleur. Désirait-il une femme mariée ? Il escaladait le soir même la façade de la demeure conjugale, en riant, pour pénétrer dans la chambre de la dame en pleine nuit, sans craindre d'affronter l'époux. Cette perspective comportait assez de nuances de danger pour l'exalter. Quand personne ne savait quelle conduite adopter, mon père se sentait alors lui-même.

Voulait-il me faire sentir le prix de chaque minute? Il stoppait net sa voiture en rase campagne, signait un chèque en blanc et courait le glisser entre les feuilles du bottin d'une cabine téléphonique ; puis il revenait le sourire aux lèvres et redémarrait en me confiant avec jubilation :
- Si quelqu'un trouve ce chèque, nous sommes ruinés! Aujourd'hui, demain, dans huit jours, ou dans cinq ans... Alors maintenant, vivons !
- Mais papa, on ne peut pas faire ça, ce n'est pas possible! disais-je un peu affolé, du haut de mes dix ans.
- Si, mon chéri, me répondait-il, puisque nous le faisons.

Alexandre Jardin, Le Zubial


Libre comme le Zubial

Le Zubial avait ce talent de vivre non seulement sa liberté, mais aussi celle que les autres n'osaient pas s'octroyer, de s'offrir tout en se montrant avec pudeur. Son exhibitionnisme forcené tenait plus de la générosité que du nombrilisme. L'animal payait toujours, et cher, ses loopings affectifs, ses carambolages incessants avec les administrations, la presse et tous les censeurs de notre monde d'asphyxiés. Toujours il semblait dire aux autres : je suis libre, voyez mes ailes mais voyez aussi le désespoir plein de gaieté qui me déchire le coeur, et voyez comme elles brûleront, mes ailes, en m'approchant du soleil. S'il n'eût pas autant souffert, sans doute lui en aurait-on voulu davantage.

Alexandre Jardin, Le Zubial


Le goût de l'infini,
la puissance des envies illimitées

- Et Président? lui demandai-je un jour. On peut devenir Président de la République, nous ? Parce que... ça me plairait bien.

Il posa sa scie, réfléchit un instant et me répondit avec le plus grand sérieux

- Oui, ça c'est possible... mais quand ?
- Quoi quand ?
- Quand veux-tu devenir un grand Président ?

Il me prenait un peu de court ; j'avais neuf ans et ne savais pas trop quoi répondre. Mais son attitude me confirma dans l'idée que l'affaire était jouable puisqu'il ne m' avait demandé qu'une seule chose : quand ?
A présent, je me rends compte de la beauté de sa réaction. Le Zubial me permettait tout, pourvu que mes désirs fussent exorbitants. Un père ordinaire eût sans doute ricané devant une telle question ; lui s'était seulement inquiété de la date. Le Zubial croyait en la puissance des envies lorsqu'elles sont illimitées. Etait-ce une naïveté? Sans doute, mais j 'y vois aussi une sagesse, un respect pour ce qu'il y a peut- être de plus précieux chez un petit garçon, et en l'homme les désirs. Dix-sept ans après, je garde encore le goût des siens, si vifs, si ensoleillants.

Papa, pourquoi m'as-tu abandonné? Pour quoi m'as-tu laissé dans ce monde où les vastes désirs semblent toujours un peu ridicules? Lui seul croyait en mes folies, lui seul me donnait envie de devenir quelque chose de plus grand que moi. Ce goût de l'infini, et de l'infiniment drôle, m'est resté comme une terrible nostalgie.

Alexandre Jardin, Le Zubial


Vivre comme un Jardin...

Parfois je me suis senti furieux d'être son fils, d'appartenir à cette famille dont la culture séduisante coûte si cher à tant de ses rejetons. Chez les Jardin, devenir soi passe par d'exténuantes exigences. Ce que nous sommes ne suffit pas, jamais. Vivre signifie enfourcher un destin, aimer est pour nous synonyme de se projeter dans des amours vertigineuses. Le normal est notre hantise, l'exorbitant notre mesure, et notre ridicule vanité. Mourir passe par les affres du suicide, par un cancer effroyable ou la disparition en mer. Un Jardin ne s 'éteint pas dans son lit en sirotant une tasse de thé ; sa mort se doit d'être vibrante, signifiante ou sublime de grotesque. (...)

Mais que fuyait-il en mettant encore et toujours la vie en scène? De quels dégoûts tentait-il de se défaire? Quels chagrins se dissimulaient derrière sa difficulté d'être si joyeuse? Ses douleurs étaient telles qu'il se dispensait de les éprouver en imaginant constamment sa destinée, pour ne pas la voir, comme Si la réalité de sa nature eût été insuffisante. Le grand syndrome Jardin... Cet authentique désespéré fabulait gaiement pour ne pas sentir. Il repeignait la vérité à ses couleurs afin de ne pas suffoquer de participer au monde réel.

Et moi, suis-je si différent ? Suis-je capable d'aimer la vraie vie ?

Pendant dix ans, j' ai écrit des livres qui n'étaient pas celui-là pour corriger l'existence de ses imperfections, et me rectifier au passage. Arranger mes sentiments, me prêter d'imaginaires facultés en les confiant à mes personnages me dispensait de la douleur de n'être que moi-même, ce petit garçon qui, à Verdelot, était paniqué à l'idée de ne jamais pouvoir rivaliser avec ce père trop magique dès qu'il maniait les mots. Le Zubial, lui aussi, avait connu cette angoisse devant son propre père, ce Nain Jaune qui subjuguait ses interlocuteurs. Si nous avions pu en parler, peut être serions-nous devenus des frères, au lieu de porter tous deux nos blessures en affectant en société des airs de légèreté. La langue française appelle cela de la pudeur ; j'y vois de plus en plus une infirmité. (...)

D'où vient cette manie propre à notre famille de rendre théâtre ce qui pourrait être naturel comme Si nous n'avions pas confiance en notre faculté d'improvisation, en nous-mêmes. Mais nous ne jouons que nos sentiments réels, pour les parfaire, les ajuster à notre nature et leur donner leur véritable ampleur. Feindre ce que nous n'éprouvons pas nous paraîtrait une faute de goût. Chacun s'approche comme il peut de sa vérité...

Alexandre Jardin, Le Zubial


Être le Zubial

Imaginez que vous êtes lui. Imaginez que vous vous donnez soudain le droit d'être furieusement heureux. Oui, imaginez une seconde que vous n'êtes plus l'otage de vos peurs, que vous acceptez les vertiges de vos contradictions. Imaginez que vos désirs gouvernent désormais votre existence, que vous avez réappris à jouer, à vous couler dans l'instant présent. Imaginez que vous savez tout a coup être léger sans être jamais frivole. Imaginez que vous êtes résolument libre, que vous avez rompu avec le rôle asphyxiant que vous croyez devoir vous imposer en société. Vous avez quitté toute crainte d'être jugé. Imaginez que votre besoin de faire vivre tous les personnages imprévisibles qui sommeillent en vous soit enfin à l'ordre du jour. Imaginez que votre capacité d'émerveillement soit intacte, qu'un appétit tout neuf, virulent, éveille en vous mille désirs engourdis et autant d'espérances inassouvies. Imaginez que vous allez devenir assez sage pour être enfin imprudent.

Imaginez que la traversée de vos gouffres en vous inspire plus que de la joie. C'était tout cela être le Zubial.

Alexandre Jardin, Le Zubial


Le besoin de résister

Alors, tandis que le Zubial parle, je vois nettement en lui l'homme héroïque qu'il a besoin d'être. Pour réparer ? L'explication est un peu facile. Mais j'ai toujours eu le sentiment que le Zubial se concevait comme un héros des temps de paix. Sa façon d'aimer, de se risquer dans sa conduite, de militer pour une certaine façon d'être, empreinte de totale vérité, fut jour après jour motivée par le besoin de résister. A quoi? Aux conforts de la médiocrité, aux rêves mesurés, aux facilités des renoncements. Pourtant, il ne revendiquait rien ; son drapeau était ses moeurs, son discours une pratique vertigineuse.

Alexandre Jardin, Le Zubial


Le refus de l'inéluctable

Moi, je jubilais que mon papa fût intervenu pour tenter de ranimer un amour déconfit, qu'il ne se fût pas résigné au scandale de l'indifférence. Cette énergie-là qu'il avait de ne jamais tolérer l'inéluctable me touchait au plus haut degré. À ses côtés, je sentais que vivre n 'était pas synonyme de subir, que même l'usure du temps pouvait être combattue ; la vaincre, c'était autre chose, mais se battre me semblait déjà si beau.(...)

Je me souviens très bien avoir opté, un mois apres le décès de mon père, pour le refus total, radical, du scandale du réel. J'avais quinze ans, je me trouvais au-dessus de chiottes irlandaises, dans une banlieue de Dublin, en train de vomir de la bile. Dévastée par le chagrin, ma mère m'avait exilé loin de ses dérives. Je vomissais chaque jour ma rencontre brutale avec l'insoutenable réalité, ma rage d'être impuissant, cette colère qui ne m'a plus jamais quitté ; et puis, soudain, j'ai dit non, à la dictature de l'irrévocable, non à ce qui paraît inéluctable, non au déclin des passions, non aux frustrations que la vie nous inflige, non à la fuite de notre énergie, non à tous les panneaux de sens interdit, non à mes propres trouilles, non à une destinée trop réglée, non aux névroses des autres, non aux facilités du prêt-à-penser, non à l'enfermement dans un personnage unique et prévisible, non aux jeux des vanités de la reconnaissance sociale, non à l'empaillement prématuré, non à la mort, non ! Non et encore non ! Cet instinct de rébellion désespéré et joyeux m'est devenu une colonne vertébrale, pour ne pas m'effondrer.

Alexandre Jardin, Le Zubial


Autres directions...

La dernière fois que j'ai suivi un panneau Autres directions en compagnie du Zubial, je devais avoir quatorze ans. Nous revenions d'un séjour en Suisse où il avait été offrir à sa vieille mère son quota de frissons en lui racontant ses frasques. Alors que nous traversions Besançon déjà ensommeillée, papa repéra ce panneau qui invitait à l'aventure : Autres directions... (...)
Remué par une émotion que je ne m'expliquais pas, il me dit alors :
- C'est là que j'ai fêté mes dix-neuf ans, en 1953. Au bout de cette allée j'ai presque vingt ans !
Sans hésiter, le Zubial s'engagea dans la grande allée qui menait à un manoir, tandis que je m'inquiétais de l'issue de cette soirée.
- Tu as vu l'heure qu'il est? Papa, il est tard...
- Mon chéri, il n'est jamais trop tard pour avoir vingt ans...
Je sentais le Zubial envoûté par ces retrouvailles inattendues avec un passé dont j'ignorais tout.
- Elle s'appelait Sylvia... ses parents possédaient l'usine de papier où je travaillais, dans le Massif central...
- Qu'est-ce que lu veux faire? Si ça se trouve, ils ont vendu le château. Ou il n'y a personne. On va se faire tirer dessus par les gardiens.
- Aie confiance.
Les deux noms que nous lûmes sur la boîte aux lettres nous confirmèrent que les lieux n' avaient pas changé de propriétaire; mais qu'il y eût un deuxième patronyme me paniqua. Cela signifiait clairement qu'un mari se trouvait dans la place. Le Zubial, lui, n'y voyait aucun inconvénient, voire un piment supplémentaire. Moi, j'étais vraiment inquiet de surgir à l'improviste dans ses souvenirs. Je flairais les complications ; la fatigue m'engourdissait déjà et je devais reprendre mes cours à Paris, le lendemain matin, à huit heures.
Il arrêta sa voiture non loin du perron majestueux qu'éclairait à peine une lune pâlotte. Tout le monde semblait dormir, ou alors la bâtisse était inhabitée.
- Papa, murmurai-je, elle n'a plus vingt ans, ce n'est plus sa chambre. Tu vas où ?
- Retrouver un souvenir.
- C'est ridicule.
- Non, ce qui est ridicule c'est d'accepter que le temps passe ! Viens m'aider.
- Et si on se fait prendre ?
- Sandro, CESSE D'AVOIR PEUR. Une fois pour toutes.

Le ton sur lequel il articula cette phrase eut alors un effet prodigieux sur moi ; l'émotion de sa voix, si pleine de persuasion et d'amour, me fit soudain sentir l'importance de ce qu'il me demandait : cesse d'avoir peur, du noir, de l'inconnu, de la police, des femmes, de l'amour, du lendemain, de toi. Cesse d'être un esclave ! D'un coup, mes craintes s'estompèrent et je connus pour la première fois le plaisir vertigineux de faire taire ma frayeur, cette exaltation qui va avec le sentiment de remporter une victoire décisive, de conquérir une liberté nouvelle.

Je m'avançai et lui fis la courte échelle. Affranchi de ma trouille, j'éetais tout à coup bouleversé de voir cet homme de quarante cinq ans exonéré de toute retenue, rejouant pour lui seul - et peut-être aussi à mon intention - cette scène de ses dix-neuf ans; car il était bien évident que sa Sylvia n'était plus derrière cette fenêtre, en tout cas plus celle qui survivait dans son coeur. C'était un spectacle extraordinaire que de le voir accomplir cette répétition de sa jeunesse.

Alexandre Jardin, Le Zubial


Alexandre, fils de Zubial

À quinze ans, j 'apprends ainsi que reparler d'amour est encore plus beau que d'en parler. Que rêver une femme peut être une manière de rendre hommage à ce qu'elle est en vérité. Que ma dignité n'est pas d'être un mari mais un amant. Qu'il n'y a pas d'autre issue que d'entendre ce que les femmes nous disent pour devenir soi, comme Si par leurs reproches elles veillaient à ce que nous ne nous perdions pas. J'apprends que leurs besoins sont nos guides. Qu'aimer est la seule activité qui fasse de nous des mieux que nous.

Ces certitudes qui me constituent, je les tiens de cet homme qui fut sans doute l'un des amants les plus déroutants de ce siècle. Si je suis l'un de ses fils, c'est peut-être moins par les gènes que par le coeur. Au fond, il me semble que, par les voies de cette hérédité-là, tout le monde peut devenir un fils de Zubial.

Alexandre Jardin, Le Zubial

A lire aussi : un poème de Manon inpiré de ce passage du Zubial
Zubial 183 ( « Autres directions » )

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